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L'arche

        Au sein des différentes configurations par lesquelles nous sommes passées en pratiquant l’Installation/Déstallation, nous nous sommes amusés à y fantasmer des événements artistiques divers, plus ou moins réalistes, qui auraient pu y prendre place. Ici, le texte retranscrit les témoignages imaginaires après une performance imaginaire.

Alors on était tous là.... on était tous un peu partout comme ça... On avait plein de chansons dans la tête... plein d’attentes, aussi, mais sans vraiment savoir... On se regardait les uns les autres... Très vite, ça ne nous a pas dérangé de nous regarder dans les yeux... et de nous regarder dans les yeux des fois même un peu plus longtemps que d’habitude... On se regardait, sans rien essayer... Et ça ne nous dérangeait pas non plus de nous regarder ailleurs que dans les yeux... Là aussi, on se sentait de pouvoir s’attarder un peu plus longtemps que d’habitude, sans gêne... comme si on avait tous le droit d’observer et d’être observés...

 

         J’ai trouvé ça beau d’observer l’ennui, je n’avais jamais fait ça.

Ca ne dérangeait pas de voir chez d’autres ce qui le gênait, ou de le regarder être heureux, là... ou de voir qu’il s’ennuyait, d’observer ce qui l’amusait ou ce qui lui faisait peur...

On était tous là... on gigotait un peu, sans rien faire...

 

          J’ai vu quelqu’un qui pleurait sans même savoir pourquoi, et qui n’avait pas envie de le cacher.

 

On savait que chacun pouvait y aller, qu’on pouvait le faire... et qu’en quelque sorte, on était tous en train de le faire, on était tous là...

 

         Je n’ai jamais eu autant conscience de mon corps.

 

On se rendait bien compte que c’était aussi important d’être là, que de regarder les autres, là aussi. C'était aussi important d’être là que d’être témoin de ce phénomène... Rien ne se passait, et c’était extraordinaire. Rien ne se passait comme prévu, puisque rien n’était prévu. L’excitation était palpable. Tout le monde s’efforçait d’y croire et aidait les autres à le faire... Même les sceptiques faisaient partie du jeu.

 

         Par exemple, je perdais régulièrement la notion du temps.

 

C’était insoutenable et jouissif à la fois. A tout moment, on se demandait combien de temps on allait encore tenir comme ça.

 

       J’ai même commencé à me sentir familière avec certaines personnes, sans que nous ne nous soyons rien dit. J’avais l’impression de pouvoir lire dans leurs pensées, et même, qu’ils me donnaient leurs pensées à lire, comme une histoire qu’ils écrivaient rien que pour moi.

 

Certains d’entre nous s’épuisaient, lâchaient prise et se renfermaient un moment... Puis, on les voyaient se rallumer, revenir... C’est comme s’ils étaient passé de l’autre côté, un petit moment, pour en ramener une énergie nouvelle... C’était rassurant de voir ça. De temps en temps, il y avait une main qui se posait sur une épaule, pour le soutien, ou pour rien... juste parce qu’on sentait que s’était possible, qu’on ne l’aurait jamais fait dans une autre situation avec un inconnu.

 

        A un moment, j’ai dû m’allonger par terre, une partie de moi était épuisée ; quelqu’un a enlevé son pull pour me servir d’oreiller, et un vieux monsieur m’a couverte de son vieux manteau en cuir. J’ai tout de suite senti qu’il ne faisait pas ça pour la première fois ; ni le vieux monsieur, ni le vieux manteau. Je me rappellerai toute ma vie de la drôle de combinaison entre l’odeur du pull et celle du manteau.
 

Petit à petit, on commençait à changer de position, à échanger de place, pour adopter le point de vue l’autre. Quelques personnes ont décidé de se donner la main, pour voir, par deux comme ça, ou plus des fois. Une personne s’est levée, elle a serré la main à tout le monde, puis elle est restée debout un moment ; il a regardé tout le monde, comme pour être sûr, pour vérifier, et presque tout le monde le regardait, et puis, il est parti... Il s’est passé plein de choses, plein de choses qu’on ne sait pas expliquer avec des mots, mais plein de choses, tout le temps... Et tout le monde, là, le savait, le sentait. On pouvait le voir dans les fourires, les soupires, les tremblements, l’agitation parfois, ou l’engourdissement léger. Tout arrivait, sans que personne ne puisse dire quoi, exactement.

 

        Je suis contente de l’avoir fait, d’avoir vécu ça une fois dans ma vie, mais je ne pense pas que je le referais... Quand je regarde en arrière, ça me fait presque peur.

C’était comme si tous, en même temps, on découvrait quelque chose pour la première fois de notre vie... sans que ce soit nécessairement la même chose. Il y avait une sorte de fierté généralisée, et de profonde satisfaction. Au bout d’un moment, on se regardait tous comme pour se féliciter les uns les autres d’avoir découvert tout ça, et comme pour se remercier les uns les autres de nous avoir aidé dans cette aventure bizarre, à la limite de l’agréable, parfois. Nous savions tous que chacun en garderait un souvenir assez particulier. Nous savions tous que nous serions cependant incapable de partager, de relater cette expérience à d’autres. Il y avait une certaine tristesse mêlée au soulagement ; tristesse de n’avoir pas vécu ça avant, tristesse de le vivre une fois pour toute, et la tristesse aussi de pas pouvoir le partager.

 

      Je me souviens très bien la première fois que je me suis assise dans un lieu public après cette expérience... J’ai été choquée par la froideur et l’antipathie qui animaient les premiers rapports entre les inconnus. J’avais envie de recommencer... de faire pareil... de continuer... de continuer quoi ? Je n’étais plus très sûre de ce que j’avais vécu... Des fois, je me dis que si je recroisais une personne présente à ce moment-là, je lui demanderais si elle aussi elle l’a bien vécu, et si ça s’est vraiment passé... qu’est-ce qui s’est passé ?

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